Confinement, Huis-Clos & Introspection

partie (1/3)

 

 

 

On voit la tour Eiffel à vol d’oiseau au-dessus des immeubles. Habituellement on entend le bruissement de la circulation. On n’est pas loin non plus de Montparnasse le quartier des artistes, celui de la belle époque. Les bâtiments sont toujours aussi gris, les appartements au style Haussmannien haut de plafond, les portes avec des poignets comme dans les films de Truffaut. Un côté noir et blanc. Avec une cour intérieure. Et la concierge qui surveille la porte d’entrée de sa fenêtre, toujours prête à répondre à l’interphone.

 

 

I

(L’écrivain)

 

Tout est en vrac. Tout un mur du salon aménagé en bibliothèque avec près de trois mille livres, quelques magazines et journaux. Il y a deux petites rangées d’étagères longilignes tout en colonnes, de part et d’autre des lits superposés, pleines de livres pour enfants et de jouets, avec deux petites tables où ils font leurs devoirs. Autour des lampes dans la chambre du père sur chacun des chevets en bois des piles de format Poche, Folio, 10/18, J’ai lu… comme des gratte-ciels, de même que sur la table de travail une montagne de manuscrits, de magazines et de journaux prêts à s’écrouler. Dans une autre pièce, du linge en boules et dans le cellier la machine à laver à plein régime fait un bruit inquiétant. La table à repasser est en travers du couloir. La cuisine n’est pas rangée, restée telle quelle depuis la dernière venue des enfants. Quelques dessins enfantins ornent les murs, des cœurs avec des vœux pour la Bonne Fête des Papas, et quelques photos d’enfants souriants. Deux trois statuettes sans intérêt, plutôt des bibelots, souvenirs de vacances. Un vase oiseau en plâtre patiné façon Alberto Giacometti, et des chaises rouges style Bauhaus dans la cuisine attirent l’attention. Dans tout l’appartement aucune photo de leur mère, ici elle est en zone hostile. Seulement un portrait dans un cadre, Charles Bukowski fumant une cigarette avec le visage caractéristique de l’auteur martelé de petites crevasses et autres verrues, et le regard perçant, malicieux, scrutateur, satirique, sarcastique. Celui qui s’assied dans ce fauteuil face à ce visage avec une bouteille et un verre de rouge ne peut que ressentir ce sentiment inconfortable et à la fois jouissif, d’un hédonisme solaire comme dirait l’autre.

Comme à son habitude, face à son ordinateur à défaut de machine à écrire, le voilà emporté dans ses procrastinations interminables.

 

Je ne peux m’empêcher de penser à La vie mode d’emploi de Georges Perec, commençant par une description et le rôle des parties communes telles que les escaliers et les halls d’entrée. Cela en effet peut susciter un intérêt esthétique et soulever des questions sociologiques, voire existentielles. De jouer à décrire chaque appartement, et rentrer dans chacune de ces cases, de ces vies, il y a un côté certes excitant et démiurgique, je le reconnais. Sans atteindre ce degré d’érudition et du détail, j’essaye d’écrire dans un contexte inédit, en me focalisant sur l’émotion et sur une vision critique de notre société. Non, ce n’est pas un essai ni une chronique ni un journal intime. Mais depuis que le gouvernement a imposé le confinement suite à la pandémie du Coronavirus, je me dis que cela est peut-être l’occasion inespérée de revenir à l’essentiel, à l’écriture, au mentir-vrai d’Aragon. Mais pourquoi je n’y arrive pas ? Il faut que je trouve l’incipit. Tout part de là, comme une étincelle, et après le feu se répand.

D’ailleurs, depuis combien de temps ne nous sommes-nous plus réellement parlés avec mon ex-femme et mes enfants, même si ces derniers viennent un week-end sur deux à la maison, chacun pris par la vie, les allers retours, alternant avec les week-ends de garde, le nez plongé dans nos écrans et nos réseaux sociaux comme des aliénés ? Non je ne suis pas en froid avec elle, et elle avait bien fait de me quitter. Elle avait ses raisons et moi les miennes. Et avec cette histoire de confinement c’est encore plus compliqué. Il n’y a pas si longtemps ma fille me demanda à quoi ça sert l’histoire, pour affirmer ensuite que toutes ces vieilleries du passé c’est comme l’antiquité, mort et révolu. J’ai beau lui expliquer que cela nous sert à réfléchir sur des situations au présent même si ce n’est pas tout à fait pareil bien que ressemblant ; par exemple qu’il y a déjà eu un précédant avec la lèpre et la grippe espagnole, même si mes parents et mes grands-parents n’ont pas le souvenir de ces années de trouble, seulement des ouï-dire de leurs parents. Mais ses discussions sur les réseaux sociaux lui paraissent bien plus réelles que ce que je m’évertue à lui faire comprendre. Crise générationnelle ?

Je reconnais que pris par le tourbillon de la vie quotidienne, à deux milles à l’heure, je comprends son scepticisme. Les déposer à l’école comme un majordome, aller au boulot comme mon pauvre père en digne prolétaire, le repas de midi entre collègues sur les mêmes sujets politiques sans avoir les réels tenants et aboutissants, et les récupérer à la fin des cours, les aider à faire leurs devoirs comme un percepteur, discuter lors du souper, et entre deux brosses à dents déblatérer des banalités, tels des automates programmés. Il y a comme quelque chose d’absurde et de surréaliste. Et là avec le confinement tout est à l’arrêt, presque tout, si ce n’est quelques commerces, les bénévoles, et les milieux hospitaliers. Comme un commencement d’Apocalypse, en attendant le monde d’après comme ils disent. En tous les cas, la psychose est là, comme lorsque je racontais à mes enfants ces contes merveilleux et effrayants d’ogres ou de monstres d’outre-tombe. Maintenant ils ont des allures de policiers, avec leur scaphandres, leur bombe lacrymogène, leur matraque, leur taser, leur flash-ball... Et juste avant cette pandémie, sur les écrans Big Brother qui nous parlait de réformes, de croissance, de mouvements en Marche, de maintien de l’ordre… Novlangue et images chocs s’entrecroisent, celles de CRS qui tabassent des manifestants, qui attachent des lycéens, et des pompiers pris dans une mêlée avec les forces de l’ordre, et nos journalistes ainsi que ces pseudo-experts qui la bouche en cœur nous affirment que tout va bien, pour le meilleur des mondes possibles. Comment oublier ces amputés et ces éborgnés, ces femmes et ces manifestants, personnels hospitaliers traînés à même le sol, matraqués, gazés ? Retour au calme après la tempête… il n’empêche que jamais nous n’avions été si proches, mes enfants et moi. Il est bon de retrouver cette complicité d’antan, de se parler en se regardant dans les yeux, comme si nous n’avions pas notre quota d’humanité : de regarder un vrai visage qui nous sourit, et cette flamme dans les yeux, et effleurer leurs joues en peau de pêche, et les étreintes, et les bisous, comme quand ils étaient bébés. Comme si la société me les avait volé. Ah que c’était bon… et puis, un jour ils grandissent.

 

Chaque fois que je croise quelqu’un dans la rue, il y a ce regard d’effroi, la peur d’une menace invisible. Après le terrorisme, celle d’une guerre encore plus effroyable, venant d’un ennemi invisible. Oui, il faut prendre tout cela au sérieux. Nous sommes en guerre a dit le président.

Quoi qu’il en soit, je ne peux m’empêcher d’imaginer lors de ce confinement exceptionnel lié à cette foutue pandémie, toutes les possibilités, tous les huis-clos, tous les drames familiaux qui exacerberont les fractures jusqu’à la rupture et qui se jouent là maintenant, ou à l’inverse, ces histoires comme dans un cocon ou nid d’amour, qui solidifieront les liens familiaux et humains…

Et me reviennent en tête, ces moments délicieux où lors de parties de cache-cache dans la résidence de mon enfance, il m’arrivait de rester près d’une demi-heure immobile à regarder autour de moi dans l’interstice d’un placard à balai. Et à deviner les disputes des voisins du dessus, ou comment la belle Colette passait du temps à s’admirer et à se maquiller devant sa coiffeuse, et les scènes d’amour d’un jeune couple d’adolescents se pelotant et se caressant dans les escaliers. Et l’épicier à ranger ses marchandises dans les rayons. Ou encore, dans la cave des bâtiments, à jouer au chat et à la souris, entendre les ébats sexuels de ce même couple ou d’un autre, pendant que les autres essayaient de me retrouver. J’avais déjà beaucoup d’imagination. Confiné dans un silence total, au rythme de mes pulsations cardiaques, comme un soldat dans une cachette, attendant de s’abattre sur l’ennemi. Pendant que les oiseaux, les insectes, les fleurs, et le soleil du printemps brillent de mille feux à l’extérieur. Comme à l’hôpital lorsqu’on m’avait fait un lavage des poumons, ce qui m’avait valu de redoubler mon CP, j’imaginais les infirmières sous leur blouse. Étrange comme tous ces souvenirs me reviennent.

 

****************

 

Mon ex-femme doit m’apporter les enfants. Elle me fait encore des reproches, de ne pas avoir encore acheté de masques. Que si ce n’était pas elle, qui se soucierait de nos enfants. A l’entendre, j’ai toujours l’impression d’être un imposteur. Toute ma vie, j’ai l’impression que j’étais et suis un éternel spectateur. Je n’ai ma place nulle part. Toutes ces années à jouer au mari, alors qu’elle croyait à notre couple. Elle portait tout. J’étais comme une branche morte, une excroissance qu’elle supportait par sentimentalisme. Et les enfants, je n’ai jamais eu l’instinct paternel. Je suis un égoïste, doublé d’un narcissique. Je vis dans ma tête, et j’imagine des histoires. Des années que je rêve de publier, mais rien. Oui, j’ai gagné un prix de poésie. Je fais de la poésie. Du moins j’essaie tout comme pour les nouvelles qui en fait sont les chapitres d’un roman avorté. On m’avait dit que c’était trop autobiographique, que mon personnage prenait toute la place. Et du coup, je lui ai donné plusieurs identités, même si au final c’est toujours moi. Du moins une des nombreuses facettes de moi-même. J’imagine le psy, intéressant… et pensant en lui-même, mais ils sont combien dans sa tête, voilà un cas de schizophrénie, voire de dédoublement de personnalité. Egocentrisme poussé à son paroxysme, voilà pourquoi je suis seul et je finirai seul, comme Van Gogh, Cézanne ou Gauguin. Je sais, ce sont des géants, mais quoi qu’il en soit… la postérité et une reconnaissance à titre posthume pas pour moi, pourquoi ne pas en profiter là maintenant ? Apparemment ce sont des histoires de contacts, de réseaux, de sociabilité. En dehors du travail, je ne sors pas. Peut-être comme me le disait mon ex-femme, tu ne t’aimes pas, tu n’aimes pas les autres, tu n’aimes pas la vie. Peut-être qu’elle a raison.

En attendant, je bloque toujours sur les premières lignes comme les Exercices de style de Raymond Queneau, à essayer d’écrire ce qui s’avère être ma prochaine nouvelle ou mon prochain roman, même si j’en n’ai jamais vraiment publié.

Je réécris toujours sur mon enfance, ce passé qui ne passe pas. Le président avait dit que nous sommes en guerre. Je l’étais déjà chez moi dès mon plus jeune âge avec le père que j’ai eu, la peur je connais. D’ailleurs, c’est ce qu’il m’avait le mieux inculqué, d’où mon tempérament à ne jamais prendre de décisions, et le risque zéro. J’aurais dû me rebeller, le rendre fou, fuguer, mais il m’aurait tué. J’en étais sûr, c’est ce qu’il disait à chaque fois qu’il me donnait une correction.

Et cela résonne en moi, comme quelque chose de lointain, que j’avais oublié, une partie de moi-même. La vie, la vraie vie, lorsque j’étais encore vivant, pas asservi à ce système, la tête pleine d’espoirs et de rêves. Des souvenirs terribles et beaux à la fois.

Des cris, des déchirements, des disputes et des réconciliations que je ne comprenais pas. Ce monde d’adultes qui me fascinait et m’effrayait en même temps, via ces films où Alain Delon ou Jean-Paul Belmondo foutaient une torgnole à la pauvre femme en pleurs. Et depuis le mouvement Metoo, fort heureusement les choses ont changé, et les abus dénoncés. Pour ma part, je ne me suis jamais reconnu dans cette catégorie d’homme, sûrement parce que j’ai toujours haï cette autorité de mon paternel, et toute autorité d’ailleurs. Voilà pourquoi je suis anarchiste, voire peut-être même nihiliste. Je me suis toujours identifié à ma mère. Peut-être aussi parce que j’étais toujours dans ses jupons. Même si maintenant je lui reproche son mutisme de femme battue, d’avoir été en définitive sa complice et même parfois son alliée.

Souvent, cette même scène se rejouait par mimétisme, pensais-je, autour de la table, mon père qui criait pour je ne sais quelle raison, et ma mère qui se levait en gémissant. Et la discussion se poursuivait dans la chambre à coucher. Et derrière la porte il m’arrivait de poser l’oreille, et d’écouter les claquements de gifles comme dans le film. Et je me disais comme dans la scène suivante, le bel étalon et la belle se réconcilieront encore une fois dans de langoureuses étreintes. Et lorsque mon père revenait ma mère le suivait avec ce sourire gêné, honteuse, soumise, et elle essayait de me rassurer, c’est rien les adultes aussi ça se dispute parfois me disait-elle. Et puis sans prévenir il changeait de chaîne. Il ne voulait pas que cela nous donne trop d’idées sur le sujet, l’amour, la passion, et le sexe. Maintenant je sais qu’il y a aussi ce thème très à la mode du pervers narcissique. Je ne saurais dire si c’en était un, parce que ma mère aussi était ambiguë, peut-être qu’elle avait peur, comme si elle aimait rejouer ces femmes éplorées que l’on voyait dans l’écran, la belle Miou Miou ou Mireille Darc. Le mythe de l’homme viril et protecteur, en somme une main de fer dans un gant de velours. Combien de fois ai-je entendu des femmes avouer leur mépris pour les hommes trop faibles, affublés de ces termes méprisants « pigeon », « fleur bleue », « sentimental ». Tout cela est si compliqué, les relations humaines, et surtout les relations amoureuses. Je lui ai demandé, pourquoi n’as-tu jamais quitté notre père ? Je l’ai bien compris quand j’ai lu Belle du Seigneur d’Albert Cohen, et aussi avec mes histoires compliquées, l’amour est tyrannique. Ou peut-être y a-t-il comme un syndrome de Stockholm dans les relations passionnelles ? D’aucuns me diront que je ne peux certainement pas tirer de conclusions aussi hâtives, parce que chaque situation et chaque relation est unique, et dépend de multiples facteurs. Et surtout, pour sortir d’un tel bourbier, il faut s’aimer soi-même. Je crois que tout le secret pour s’émanciper et réussir sa vie, tient dans ces quelques mots : avoir de l’estime pour soi.


ZAHRA DJAM

 

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